Chapitre 19
Fitch s’assit en tailleur dans l’herbe, son dos poisseux de sueur appuyé contre la pierre agréablement fraîche d’un mur, près de la pile de bois de pommier. Il respira à pleins poumons l’air nocturne tout aussi frais, captant au passage les délicieuses senteurs de viande rôtie qui s’échappaient par les fenêtres ouvertes du fief de maître Drummond.
Comme ils devraient travailler jusqu’à l’aube pour tout nettoyer après le banquet, les garçons de cuisine avaient droit à une pause fort bienvenue.
Morley tendit la bouteille à son ami. Ce n’était pas encore le moment de se soûler, mais ils pouvaient quand même s’offrir un petit coup. Fitch but une généreuse gorgée, crut que sa bouche prenait feu, s’étrangla lamentablement et recracha presque tout l’alcool.
— Je t’avais dit que c’était fort, ricana Morley.
— Et tu avais sacrément raison ! lança Fitch en s’essuyant la bouche du dos de la main. Où as-tu déniché cette bouteille ? Une sacrée bonne gnôle !
Fitch n’avait jamais rien goûté d’aussi dévastateur. Et, à en croire les anciens, un alcool qui vous brûlait le gosier était nécessairement de toute première qualité. Le genre qu’il fallait être fou pour refuser de boire, si on en avait l’occasion…
Possible, mais sa gorge le torturait, et il aurait volontiers vidé une barrique d’eau pour éteindre l’incendie.
— Un type important l’a refusée, sous prétexte qu’elle avait un goût bizarre. Ces nobles font toujours des manières, quand ils sont ensemble. Pete, le gars qui s’occupe des boissons, l’a remportée en cuisine. Pendant qu’il en prenait une autre, je l’ai subtilisée, et je l’ai glissée sous ma tunique.
Habitué à vider les fonds de verres ou de bouteilles de vin – et tant pis pour le dépôt ! –, Fitch n’avait jamais eu l’occasion de goûter les alcools qu’on servait exclusivement aux invités de marque.
Morley appuya sur le culot de la bouteille pour l’approcher des lèvres de son ami, qui prit une gorgée plus raisonnable et parvint à l’avaler sans en gaspiller une goutte. Cette fois, ce fut au tour de son estomac de s’embraser. Mais Morley salua son exploit d’un hochement de tête qui le fit sourire de fierté.
Assez loin de là, un brouhaha de conversations et de la musique sortaient des fenêtres également ouvertes de la salle des fêtes. Les invités attendaient le début banquet, qui ne devait plus trop tarder.
Déjà un peu grisé, Fitch pensa avec enthousiasme au moment où Morley et lui, le travail terminé, pourraient enfin s’enivrer en paix.
Sentant qu’il avait la chair de poule, il se frotta les bras et frissonna. La musique lui faisait toujours cet effet-là. Dès qu’il en entendait, il avait le sentiment exaltant d’être né pour accomplir de grandes choses. Et tant pis s’il ignorait lesquelles !
Morley tendant la main, il lui passa la bouteille et regarda sa glotte monter et descendre tandis qu’il buvait avidement.
Dans la salle des fêtes, les musiciens atteignaient des sommets de rythme et d’émotion. Combinés à l’alcool, des morceaux aussi martiaux donnaient au jeune Haken le sentiment qu’il serait un jour le maître du monde.
Derrière Morley, Fitch aperçut une grande silhouette qui approchait d’eux d’une démarche décidée. Ce n’était pas un promeneur, ni un ivrogne précoce sorti prendre un peu d’air frais. À la lumière jaune qui jaillissait des fenêtres, Fitch vit briller un fourreau d’argent qui lui disait quelque chose. Puis, à son allure aristocratique, il reconnut l’homme à qui il devait de ne plus jamais risquer d’être appelé « Fichtre ».
Dalton Campbell… Et il marchait vers eux.
Fitch flanqua un coup de coude à Morley. Puis il se releva, tituba quelque peu, se stabilisa et tira sur sa tunique abondamment tachée d’alcool. Après avoir lissé ses cheveux en y passant une main, il flanqua un discret coup de pied à son ami, qui réagit enfin, et, du pouce, lui fit signe de se lever.
Dalton Campbell contourna sans hésiter la pile de bois, comme s’il savait exactement où il allait. Pourtant, Morley et Fitch, quand ils s’éclipsaient pour boire ensemble, ne confiaient jamais à personne où ils se cacheraient.
— Bonsoir, mes jeunes amis, dit l’assistant du ministre en s’immobilisant devant les deux Hakens.
— Bonsoir, messire Campbell, répondit Fitch, une main levée pour accueillir son « nouvel ami ».
Avec toute cette lumière, Campbell n’avait pas dû avoir beaucoup de mal à les repérer. Surtout s’il était devant une fenêtre au moment où ils avaient traversé la cour.
— Bonsoir, messire Campbell, dit à son tour Morley, la bouteille prudemment cachée dans son dos.
L’assistant examina les deux garçons de cuisine comme s’il passait en revue des soldats. Puis il tendit une main.
— Je peux voir ce que tu dissimules si soigneusement ?
Piégé, Morley dut obtempérer.
— Nous étions…, bredouilla-t-il. C’est-à-dire que…
Dalton Campbell porta la bouteille à ses lèvres et but une bonne gorgée.
— Excellent ! dit-il en rendant son bien à Morley. Pour avoir une bouteille de cet alcool, et pleine, par-dessus le marché, il faut être rudement verni ! (Il croisa les dans son dos.) Je ne vous dérange pas, j’espère ?
Stupéfaits que l’assistant ait bu au goulot devant eux – en leur rendant ensuite la bouteille ! –, les deux Hakens secouèrent frénétiquement la tête.
— Pas du tout, messire Campbell, assura Morley.
— Vous m’en voyez ravi… Je vous cherchais, parce que j’ai un petit problème.
— Un problème, messire ? répéta Fitch sur un ton de conspirateur. Et nous pourrions vous aider ?
— À vrai dire, c’est pour ça que je voulais vous voir. Il me semble que c’est l’occasion idéale de faire vos preuves. Quand on a du potentiel, comme c’est votre cas, il faut bien le réaliser un jour ! Je pourrais régler seul cette affaire, mais si elle peut vous donner l’occasion d’être utiles…
Fitch eut le sentiment que les esprits du bien eux-mêmes venaient de lui demander s’il voulait saisir une chance de montrer qu’il pouvait être un héros.
Morley posa la bouteille et se mit au garde-à-vous.
— Messire Campbell, je suis votre homme !
— Moi aussi, dit Fitch en bombant également le torse. Dites-nous ce qu’il faut faire, et vous verrez que nous sommes taillés pour assumer des responsabilités.
— Parfait… Parfait… (Campbell étudia de nouveau les deux Hakens.) C’est important, mes amis. Et même très important ! J’ai d’abord pensé à m’adresser à des hommes plus expérimentés, mais si je ne vous mets jamais à l’épreuve, comment savoir un jour si je peux vous faire confiance ?
— Nous sommes à votre service, messire, affirma Fitch, tout à fait sincère. Ordonnez, et nous obéirons !
Le jeune Haken tremblait d’excitation à l’idée de prouver sa valeur au grand Dalton Campbell. Et la musique stimulait son désir d’accomplir de nobles actions.
— Le pontife ne va pas très bien, annonça Campbell.
— C’est affreux, soupira Morley.
— Et très triste, ajouta Fitch.
— Oui, un crève-cœur…, renchérit l’assistant. Mais il est très vieux. Le ministre Chanboor, un homme encore jeune et solide, le remplacera sûrement, et ça ne devrait pas trop tarder. Ce soir, les directeurs sont venus pour débattre avec nous de la succession. Ils veulent surtout jauger le ministre. Le connaître mieux, pour voir quel type d’individu il est. Et décider s’ils le soutiendront, le moment venu.
Fitch regarda Morley et vit qu’il avait les yeux rivés sur l’assistant. C’était incroyable ! Un ponte du royaume parlait des secrets de la politique avec deux jeunes Hakens. Oui, un Anderien de premier plan se confiait à eux en toute amitié.
— Que le Créateur soit loué, murmura Fitch. Le ministre obtient enfin la reconnaissance publique qu’il mérite.
— Espérons-le en tout cas, modéra Campbell. Bertrand Chanboor a aussi des ennemis, et ils feront tout pour lui nuire.
— Lui nuire ? répéta Morley, stupéfait.
— Exactement ! Vous vous rappelez vos leçons, n’est-ce pas ? Protéger le pontife est le devoir de tout citoyen, et c’est un acte vertueux.
— Oui, messire, je m’en souviens, répondit Morley.
— Moi aussi, s’empressa d’ajouter Fitch. Le ministre étant le prochain pontife nous devons le défendre aussi.
— Très bien, mon garçon !
Le jeune Haken rayonna de fierté. Une seule chose le défrisait : avec l’alcool, il avait du mal à ne pas loucher.
— Messire Campbell, dit Morley, nous voulons vous aider. Il est temps de vous prouver notre valeur !
— Oui, messire, il est temps, répéta Fitch.
— Alors, je vais vous donner votre chance. Si vous vous en sortez bien, et si vous gardez le silence sur cette affaire – jusqu’à la fin de vos jours – je serai sûr d’avoir bien placé ma confiance.
— Nous ne dirons rien jusqu’à notre dernier souffle, messire ! s’écria Fitch. C’est juré !
Le jeune Haken entendit un sifflement métallique. Puis il s’aperçut, horrifié, que la pointe d’une épée appuyait sur sa trachée-artère.
— Si vous n’êtes pas à la hauteur, ça me décevra beaucoup, parce que le ministre sera en danger à cause de vous. C’est bien compris ? Je détesterais que des hommes de confiance me laissent tomber. Et qu’ils abandonnent le futur pontife ! Vous comprenez ce que je dis ?
— Oui, messire ! parvint à crier Fitch, malgré la pression de l’acier sur sa gorge.
L’épée vola dans les airs et se plaqua sur la glotte de Morley.
— Oui, messire ! lança-t-il à son tour.
— Avez-vous dit à quiconque où vous vous cacheriez pour boire en douce ? demanda Campbell.
— Non, messire ! répondirent en chœur Fitch et Morley.
— Et pourtant, je vous ai trouvés sans peine… Ne l’oubliez pas, s’il vous venait l’idée de me trahir. Où que vous soyez, je vous dénicherai, parce que personne ne peut m’échapper.
— Messire Campbell, dit Fitch, expliquez-nous ce que vous voulez, et nous le ferons. Nous sommes loyaux et nous ne vous décevrons pas, croyez-le !
— Fitch a raison ! approuva Morley.
L’assistant rengaina son épée et sourit.
— Je suis déjà fier de vous, les gars ! Vous ferez un sacré chemin, n’en doutez pas ! Je mettrai ma tête à couper que vous me servirez bien.
— Oui, messire, dit Fitch, vous pouvez compter sur nous.
Campbell prit chacun des deux jeunes Hakens par une épaule.
— Alors, ouvrez grand vos oreilles…
— La voilà…, souffla Morley à l’oreille de Fitch.
Le jeune Haken regarda dans la direction qu’indiquait son ami, puis il hocha la tête. Morley se dissimula dans l’embrasure d’une porte de service ouverte, et Fitch s’accroupit derrière des tonneaux empilés sur le côté du quai de déchargement. Un peu plus tôt, se souvint-il, la charrette du boucher avait stationné un long moment pas très loin de là. Décidément, cette journée fourmillait d’événements importants.
Les deux amis avaient discuté de leur mission, et ils étaient arrivés à la même conclusion. Bien qu’elle leur déplût, ils ne pouvaient pas décevoir Dalton Campbell.
La musique qui se déversait des fenêtres ouvertes, de l’autre côté de la pelouse – un concert d’instruments à cordes et de cornes accompagnant une harpe – stimulait Fitch, décuplant sa fierté d’être devenu l’homme de confiance de l’assistant du ministre.
Bertrand Chanboor, le futur pontife, devait être protégé.
D’une démarche légère et tranquille, la femme gravit les quatre marches qui donnaient accès au quai. Dans la pénombre, elle tendit le cou pour regarder autour d’elle. Voyant à quel point elle était belle, Fitch eut du mal à déglutir. Même si elle approchait des trente ans – ou quelque chose comme ça – Claudine Winthrop restait une superbe femme.
Et Fitch n’avait jamais osé reluquer ainsi une Anderienne.
— Claudine Winthrop ? lança Morley en maquillant sa voix pour qu’elle ressemble à celle d’un homme bien plus âgé que lui.
L’Anderienne se tourna vers l’entrée obscure.
— C’est moi… Vous avez reçu ma lettre ?
— Oui.
— Grâce en soit rendue au Créateur ! Directeur Linscott, je dois vous parler du ministre Chanboor. Il affirme défendre la civilisation anderienne, mais il est en réalité son pire ennemi. Avant d’envisager de le nommer pontife, vous devez tout savoir sur sa profonde corruption. Ce porc m’a violée ! Mais ce n’est pas tout, directeur, car il y a eu bien pis. Pour le salut de notre peuple, vous devez m’écouter.
Fitch ne parvenait pas à détourner les yeux du joli visage de l’Anderienne. Dalton Campbell n’avait pas précisé qu’il en serait ainsi. Bien entendu, elle était plus vieille que lui, et il ne s’agissait pas du genre de personne – une grande dame ! – qu’il avait l’habitude de trouver désirable. À vrai dire, il s’étonnait de penser de cette façon-là à une femme de cet âge.
Il respira à fond pour affermir sa détermination. Mais ne pas regarder la robe de Claudine, extraordinairement révélatrice, n’avait rien de facile.
Fitch se souvint des deux Anderiennes qui parlaient de décolletés, dans l’escalier. Avant ce jour, il n’avait jamais eu une telle vue plongeante sur la poitrine d’une femme. La façon dont ses seins bougeaient à chacun de ses gestes lui donnait le tournis…
— Directeur, vous ne voulez pas sortir de l’ombre ? demanda Claudine. S’il vous plait ? J’ai un peu peur…
Fitch s’avisa que c’était le moment de jouer son rôle dans cette sombre affaire. Sortant de sa cachette, il avança sur la pointe des pieds, pour que sa victime ne l’entende pas approcher.
L’estomac noué il dut essuyer la sueur qui ruisselait sur son front et lui tombait dans les yeux. Il s’efforçait de respirer à fond, mais son corps semblait en avoir décidé autrement. Il devait accomplir sa mission. Cela dit, il n’avait jamais eu aussi peur de sa vie.
— Directeur Linscott ? insista Claudine.
Fitch bondit, la prit par les coudes et lui tira les bras dans le dos. La femme cria, mais il fut surpris d’avoir si peu de mal à la maintenir, alors qu’elle se débattait de toutes ses forces. Cela dit, elle était peut-être affaiblie par le choc, après une attaque aussi inattendue.
Morley sortit de sa cachette et approcha de Claudine. Pour qu’elle cesse de crier, il lui flanqua dans le ventre un formidable coup de poing. L’impact faillit la faire basculer en arrière, et Fitch avec.
Claudine se plia en deux et vomit tout ce qu’elle avait dans l’estomac. Dès que Fitch lui eut lâché les bras, elle les plaqua sur son abdomen, tomba à genoux et cracha de la bile sur le devant de sa magnifique robe. Pour éviter d’être tachés Morley et Fitch reculèrent d’un pas.
Quand il ne lui resta plus rien à régurgiter, l’Anderienne tenta de se relever en haletant comme si elle s’étouffait. Morley la souleva par les aisselles, la fit tourner sur elle-même et lui tira de nouveau les bras dans le dos.
Fitch comprit que c’était l’instant de montrer sa valeur. S’il ne faiblissait pas, il contribuerait à la défense du ministre, et Dalton Campbell serait fier de lui.
Il frappa Claudine au ventre aussi fort qu’il l’osa.
Il n’avait jamais cogné personne, excepté ses amis, pour s’amuser. Là, il avait voulu faire mal à la femme. Son ventre était si doux et si mou… Le coup de poing, après celui de Morley, avait dû lui donner l’impression que ses entrailles implosaient.
Fitch en eut la nausée et crut un instant qu’il allait vomir à son tour. Ses ancêtres hakens se comportaient ainsi, jadis. Ils avaient la violence dans le sang… et lui aussi.
Les yeux écarquillés de peur, Claudine tentait de reprendre son souffle. Son regard rappela à Fitch celui d’un cochon amené devant un boucher armé d’un couteau. Et pendant des siècles, les Anderiens avaient levé des yeux terrifiés vers ses ancêtres hakens…
— Nous avons un message à te délivrer, dit Fitch.
Il avait opté d’instinct pour le tutoiement. Une incroyable transgression, pour un Haken s’adressant à une Anderienne.
Les deux garçons avaient décidé que Fitch se chargerait de la partie verbale de la mission. Une excellente solution, puisque le pauvre Morley ne se souvenait déjà plus très bien de ce qu’ils devaient dire à Claudine… Depuis qu’ils se connaissaient, Fitch avait toujours eu une meilleure mémoire que son ami.
Voyant que l’Anderienne avait repris son souffle, il la frappa trois fois au ventre. Très fort, avec une haine dont il ne soupçonnait pas l’existence dans son cœur.
— Tu m’écoutes ? lança-t-il.
— Sale petit bâtard de Haken, je…
Fitch frappa une quatrième fois, si violemment qu’il se fit mal à la main. Et Morley, plutôt du genre solide, fut obligé de reculer d’un pas sous l’impact.
Claudine vomit un mélange de bile et de sang. Fitch aurait voulu la cogner au visage, mais les instructions de Campbell étaient strictes : pas de traces visibles !
— Si j’étais toi, garce, grogna Morley, je n’appellerais plus mon copain comme ça !
Il saisit l’Anderienne par les cheveux et la força à se redresser.
Le mouvement, très brutal, fit jaillir ses seins hors de leur décolleté. Pétrifié, Fitch se demanda s’il devait remonter la robe sur cette fort jolie poitrine, histoire de ménager la pudeur de leur victime. Mais avait-il vraiment envie de se priver d’un tel spectacle ?
Morley se pencha par-dessus l’épaule de l’Anderienne pour jeter un coup d’œil à ses appas. Puis il sourit à son complice.
Claudine baissa les yeux, vit le désastre et renonça à toute velléité de résistance.
— Je vous en prie, haleta-t-elle, ne me faites plus de mal.
— Tu es décidée à écouter ?
— Oui, messire.
Cette réponse surprit Fitch davantage encore que la vision des seins nus de l’Anderienne. Depuis sa naissance, personne, même pour plaisanter, ne l’avait appelé « messire ». Ce mot était tellement stupéfiant qu’il en resta bouche bée, les yeux ronds. Puis il se demanda si Claudine se moquait de lui. Quand il sonda son regard, il constata que ce n’était pas le cas.
La musique continuait à l’exalter d’une curieuse manière. Il n’avait jamais été aussi important, et personne ne lui avait donné du « messire ». Ce matin encore, un chef de cuisine le surnommait Fichtre. Et voilà qu’une grande dame anderienne l’appelait « messire ». Tout ça grâce à Dalton Campbell !
Fitch frappa de nouveau. Simplement parce que ça lui sembla adéquat.
— Par pitié, messire ! implora Claudine. Ne me frappez plus ! Dites-moi ce que vous voulez, et j’obéirai. Si vous me désirez, je ne résisterai pas. Mais plus de coups, je vous en supplie !
Bien qu’il eût toujours envie de vomir, Fitch se sentit plus important que jamais. Une Anderienne, la poitrine nue, l’appelait « messire » et s’offrait à lui…
— Maintenant, écoute-moi, sale petite pute !
L’insulte surprit autant le jeune Haken que Claudine. Il n’avait pas prémédité de parler ainsi. C’était venu tout seul – mais il était assez fier de sa trouvaille.
— Oui, messire, gémit l’Anderienne, je vais vous écouter.
Elle avait l’air si pitoyable et impuissante. Une heure plus tôt, si une Anderienne, même Claudine Winthrop, lui avait ordonné de se mettre à genoux et de laver le parquet avec sa langue, il aurait obéi en tremblant de peur. Alors qu’il était si facile, en réalité, d’échapper à la soumission. Quelques coups de poing, et les maîtres se transformaient en esclaves ! Finalement, être important et obéi n’était pas très compliqué.
À présent, il devait répéter ce que Dalton Campbell l’avait chargé de dire à Claudine.
— Tu faisais la coquette devant le ministre, n’est-ce pas ? Tu t’offrais impudiquement à lui ?
Son ton suffit à Claudine pour comprendre qu’il ne s’agissait pas d’une question.
— Oui, messire.
— Si tu racontes encore qu’il t’a violée, tu le regretteras. Proférer de tels mensonges est de la haute trahison ! Tu as compris ? Et le châtiment, pour les traîtres, est la peine de mort. Quand on retrouvera ton cadavre, personne ne te reconnaîtra. Pigé, salope ? Et ta langue de vipère sera clouée à un arbre !
» Le ministre ne t’a pas violée. C’est une ignoble calomnie. Répète-la, et tu souffriras beaucoup avant de mourir.
— Oui, messire. Je ne mentirai plus jamais. Vous voulez bien me pardonner ? Je dirai la vérité, c’est promis !
— Tu t’exhibais devant le ministre pour l’exciter. Mais il n’est pas le genre d’homme à se compromettre avec une catin dans ton genre. Il t’a rejetée, et tu lui en as voulu.
— C’est vrai, messire…
— Rien d’immoral n’est arrivé, compris ? Le ministre ne fait jamais de mal à quiconque, parce que c’est un grand homme.
— Je comprends, messire, sanglota Claudine.
Fitch tira le mouchoir qu’elle avait glissé dans sa manche et lui tamponna les yeux. Malgré la pénombre, il vit que le maquillage de l’Anderienne, après qu’elle eut vomi et pleuré, ne ressemblait plus à rien.
— Arrête de pleurnicher, maintenant ! Tu as l’air d’une souillon ! Tu ferais mieux de retourner dans ta chambre pour te refaire une beauté, avant d’aller rejoindre les autres invités.
Claudine renifla grotesquement pour ravaler ses sanglots.
— Je ne peux pas me remontrer au banquet… Ma robe est souillée d’immondices. Je ne peux pas…
— Tu le feras, et très vite, en plus de ça ! Cours arranger ton maquillage et passer une autre robe ! Dans la salle des fêtes, quelqu’un attend ton retour pour voir si tu as bien compris le message. Si tu recommences à bavasser, cet homme est prêt à t’embrocher avec son épée.
— Un homme ? Lequel ?… demanda Claudine, terrorisée.
— Ça ne te regarde pas, chienne ! L’important, c’est que tu aies compris ce qui t’arrivera si tu recommences à mentir.
— J’ai compris…
— Messire, lâcha Fitch. On dit : « J’ai compris, messire. »
— J’ai compris, messire, répéta Claudine. (Elle recula, le dos plaqué contre le ventre de Morley.) Oui, messire, je ne recommencerai plus !
— Très bien, approuva Fitch.
L’Anderienne baissa les yeux sur son torse, frémit de tout son corps et éclata en sanglots.
— S’il vous plaît, messire, puis-je aller nettoyer ma robe ?
— Quand j’aurai fini de parler.
— Bien entendu, messire.
— Tu es sortie prendre l’air et tu n’as rencontré personne ! C’est compris ? Personne ! À partir de maintenant, tu ne diras plus rien de désobligeant sur le ministre. Et si tu désobéis, tu finiras la gorge tranchée par une épée. Tu as saisi ?
— Oui, messire.
— Parfait. (Fitch congédia l’Anderienne d’un geste méprisant.) Remonte ta robe sur tes seins et va-t’en !
Morley se rinça l’œil pendant que Claudine se rhabillait. Fitch doutait qu’elle soit moins indécente une fois harnachée, mais il ne voyait pas pourquoi il serait privé d’un spectacle aussi réjouissant. Reluquer une femme pendant qu’elle réajustait ses vêtements ! Il n’aurait jamais cru voir ça, surtout avec une Anderienne dans le rôle principal !
À la façon dont Claudine cria en s’écartant de Morley, Fitch devina qu’il avait dû s’autoriser une privauté, par exemple en glissant une main sous la robe de la jeune femme. Il aurait volontiers imité son ami, mais les consignes de Dalton Campbell l’en empêchèrent.
Il prit Claudine par un bras et la tira en avant.
— Fiche le camp, maintenant !
L’Anderienne jeta un rapide coup d’œil à Morley, puis esquissa une révérence.
— Je m’en vais, messire. Merci beaucoup… Oui, merci de votre clémence.
Elle releva l’ourlet de sa robe, dévala les marches et disparut dans la nuit.
— Pourquoi l’as-tu laissée filer ? s’insurgea Morley. On aurait pu s’amuser un peu avec elle. Et d’après ce que j’ai vu, il y avait de quoi se régaler !
— As-tu entendu messire Campbell nous autoriser à abuser d’elle ? demanda Fitch. Nous avions une mission à remplir. C’est fait, et ça suffit amplement.
— Je suppose que tu as raison, admit Morley. (Il tourna la tête vers le tas de bois.) Heureusement, il reste la bouteille pour nous consoler.
Fitch repensa à la terreur qu’il avait vue sur le visage de Claudine Winthrop. Cette grande dame avait pleurniché comme une enfant. Bien entendu, il savait que les Hakennes pleuraient de temps en temps. Mais une Anderienne ? Assez stupidement, il devait le reconnaître, il n’avait jamais imaginé qu’elles sanglotaient aussi.
Le ministre étant un Anderien, il doutait qu’il puisse commettre une mauvaise action. Claudine avait dû le provoquer avec son décolleté et des pauses suggestives. Beaucoup de femmes faisaient ça devant Bertrand Chanboor. Comme si elles se réjouissaient à l’idée qu’il leur saute dessus.
Il revit Beata, dans le couloir du deuxième étage. Elle semblait si misérable après que le ministre l’eut fait jeter dehors, une fois qu’il en avait terminé avec elle.
Puis il se souvint que la jeune Hakenne l’avait giflé.
Tout ça était bien trop compliqué pour lui. S’il ne se soûlait pas très vite, il finirait par avoir mal à la tête.
— Tu as raison, Morley, allons boire un coup ! Nous avons des choses à fêter, vieux frère. Ce soir, nous sommes devenus des hommes importants.
Bras dessus, bras dessous, les deux Hakens allèrent retrouver leur précieuse bouteille.